PHILIPPE SOLLERSScandaleux Oscar
WARHOL Electric Chair 1971 Guggenheim Museum, New York
Chaque année, lorsque sont décernés les oscars du cinéma à Los Angeles, l'énorme industrie spectaculaire devrait observer une minute de silence en l'honneur d'Oscar Wilde. Le plus oscar des oscars, l'oscar suprême de la représentation globale, en effet, c'est lui. Comédien et martyr, Wilde ? Sartre l'a dit de Genet, en se trompant sur la profondeur et la poésie de Genet. De même, Gide (autre protestant), après avoir été fasciné par Wilde, le débine à plusieurs reprises, lui fait la morale, et lui reproche, finalement, de manquer de «franchise», comme si les questions sexuelles pouvaient être traitées franchement. Il paraît qu'elles le sont aujourd'hui et que l'homosexualité est désormais acceptée, normalisée, officielle. Plus d'affaire Verlaine-Rimbaud, plus de répression, plus de préjugés. Allons donc. Et c'est là que l'extraordinaire figure de Wilde monte en puissance, et qu'il faut lire et relire son fulgurant et bouleversant «De profundis» (1), ainsi que ses lettres de prison lorsqu'il se trouvait, condamné à deux ans de travaux forcés, dans la sinistre geôle de Reading. Comme l'écrit Stephen Fry, qui a incarné Wilde au cinéma (2), dans son excellente préface à un choix d'aphorismes tous plus éclatants les uns que les autres : «Le courage de Wilde n'était pas d'avoir une «sexualité parallèle», mais une parfaite liberté d'esprit. Ne voir en lui qu'un martyr homosexuel avant la lettre, c'est, me semble-t-il, faire justement le jeu de ceux qui l'ont mis plus bas que terre voici un siècle.» Wilde a défié la société de son temps, l'épouvantable hypocrisie victorienne, qui n'a nullement disparu, quoi qu'on dise. C'est lui, malheureusement poussé par son amant lord Alfred Douglas, qui a attaqué le père de celui-ci, le marquis de Queensberry, qui le poursuivait de sa haine. Il est ainsi passé, brusquement, de la gloire à l'infamie. Mais l'essentiel n'est pas là. Fry, qui ose se décrire lui-même avec humour comme «une petite tapette juive», va jusqu'à écrire : «J'admire - j'admire vraiment - les hétérosexuels qui voient en Wilde un homme de grande valeur. Car leur jugement est véritablement pur.» Pas de morale, donc : l'esprit. On voit mal Wilde se transformant avec le temps en militant d'une cause communautaire, devenir un bon citoyen, mettre de l'eau dans son vin, renoncer à son dandysme naturel, mettre à plat ses goûts, ses croyances. Gide, encore lui, toujours soucieux de «franchise», compare Wilde à Proust, qui lui-même aurait été «un grand maître en dissimulation». Avec gourmandise, il cite Wilde lui disant qu'il a mis son génie dans sa vie, et seulement son talent dans son oeuvre, comme si le génie de vivre n'était pas une oeuvre. Wilde disait, sans doute de façon peu démocratique : «J'ai les goûts les plus simples qui soient. Je me contente toujours de ce qu'il y a de mieux.» Et aussi : «N'ayant pas de génie, il n'avait pas d'ennemis.»
Que serait devenu Gide s'il n'avait pas bénéficié en Algérie des conseils de débauche de Wilde ? N'en doutons pas : c'est la virtuosité de Wilde qui agace Gide, son snobisme, ses facultés jaillissantes de conteur, la vivacité de sa conversation, son dégagement permanent, son brillant sans complexes, son manque d'inhibitions, sa liberté sans principes : «Je préfère les personnes aux principes, et je préfère à tout ce qui peut exister au monde les personnes sans principes» («le Portrait de Dorian Gray»). Wilde déguisé en Corydon ? Vous voulez rire. «Le bon goût est l'excuse que j'ai toujours avancée pour justifier la vie déplorable que je mène.» Mais aussi : «La moralité n'est rien d'autre que l'attitude que nous adoptons envers les gens qui nous sont antipathiques.» Et aussi : «Avoir bonne réputation est une des nombreuses plaies dont je n'ai jamais eu à souffrir.»
Philippe Sollers
(1)Gallimard, Folio-essais (1992), présentation de Jean Gattégno, 288 p., 8,90 euros. «Oscar Wilde. Aphorismes», Arléa, traduit de l'anglais par Béatrice Vierne et présenté par Stephen Fry, 272 p., 9 euros.
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