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                           La société du génie
                            
                             
                             
                           
                            
                              
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                                | Francis Ponge |      Je revois
                            le moment de ma première lecture de Ponge, à quinze ans, dans une étude du soir
                            surchauffée, au hasard d’une anthologie de la poésie française. Quelque chose
                            d’autre, de vraiment autre, se passait soudain sur la page. Poésie ? Non.
                            Un escargot ! Prose ? Non plus, à cause de cette drôle de reptation
                            des mots en train de devenir plus concrets que l’escargot lui-même. J’avais
                            l’impression d’une hallucination à l’envers. Je venais de lire les
                            surréalistes, et le retour à la pluie, au cageot, à l’orange, à l’huitre,
                            jouait comme une passe de désenvoûtement.
  
                           Quelques
                            années plus tard, autre hasard : j’habitais boulevard Raspail, en face de
                            l’Alliance Française. Des conférences de littérature étaient annoncées :
                            Francis Ponge. Il n’y avait qu’à traverser la rue. C’est donc là que j’ai
                            rencontré, entendu, avec deux ou trois amis (on allait vers la fondation de Tel
                              Quel), au milieu d’étudiants étrangers qui ne connaissaient sans doute pas
                            leur chance, un des plus grands poètes français. Un jour, il s’est mis à lire les
                              Hirondelles. C’était inouï.
  
                           Nous
                            sommes vite devenus amis, je repense aux heures de conversations chez lui, rue
                            Lhomond. Ponge, à l’époque, était très seul, pauvre, son souci était celui de
                            la transmission, le moment des "œuvres complètes" était loin, il
                            craignait d’avoir travaillé pour l’ombre. Et en même temps, très sûr de lui,
  "tremblement de certitude". J’ai été heureux de publier certains de
                            ses plus beaux textes, l’Asparagus, par exemple : "Ainsi
                            l’asparagus étend-il ses tapis, ses tamis superposés, ses tapis étagés, ses
                            palmes protectrices"...
  
                           Tout
                            lecteur intérieur des Illuminations et de Connaissance
                              de l’Est entre dans Ponge sans difficultés et peut s’y reposer à
                            loisir. Le Parti pris des choses est ainsi, avec la
                              Rage de l’expression, comme un atelier de réparation de l’invention
                            rhétorique. Pourquoi réparation ? Quelque chose avait explosé ? Sans
                            doute. Et rien aujourd’hui ne me parait plus touchant que ces notes de Ponge,
                            communiste et résistant, en 1941, dans le Midi, lorsqu’il prend la décision,
                            face à l’irrationalisme nazi, de lutter pour la philosophie des Lumières. On
                            trouve trace de cette décision dans l’exergue inattendue de Voltaire à la
                              Nouvelle Araignée : "Au lieu de tuer tous les Caraïbes, il
                            fallait peut-être les séduire par des spectacles, des funambules, des tours de
                            gibecière et de la musique."
  
                           Paralysie,
                            aphasie : voilà comment Ponge voit la société et l’histoire. D’où la
                            fameuse déclaration :" Le monde muet est notre seule patrie." Le
                            dégoût, la répulsion violente au contact de l’emphase et des atrocités
                            humaines, font de lui un humaniste pour temps de terreur. Ne pas mentir. Ne pas
                            céder à la psychologie, à la démagogie, au sentimentalisme, au
  "ronron", au "manège", qui voilent la beauté évidente du
                            moindre objet et de sa présence supérieure à tous les discours.
  
                           Il y a une
                            imposture poético-philosophique : mais on peut toujours se dérober,
                            repartir de plus bas, modestement, orgueilleusement ; faire entendre le
                            silence, la corde pincée, la couleur, la saveur. Il y a du Webern chez Ponge.
                            On creuse l’écoute, on affine l’œil, on ouvre le dictionnaire, ce trésor.
  
                            L’abricot ? "Deux
                            cuillerées de confiture accolées." "La palourde des vergers. "
  "Nous mordons ici en pleine réalité accueillante et fraiche."
                            Difficile de manger un abricot sans penser, à un moment ou à un autre, à ces
                            formules elles-mêmes mangeables. "Un immense pétale de violette bleue".
  
                           Et cela
                            est vrai aussi du mimosa, de la guêpe, de l’oeillet,
                            ou encore du cheval et de la chèvre (une simple chèvre recommence la vie après
                            la guerre et les camps, la sculpture de Picasso vient là en écho visible).
                            Grâce au Carnet du bois de pins, apprenez à être seul dans le Sud
                            vibrant. Ouvrez les yeux sur le ciel de la Mounine :
  "Le ciel n’est qu’un immense pétale de violette bleue." Le sujet
                            humain a subi une répression et une déportation sans précédents, il ne tient
                            plus qu’à un fil - les figures de Giacometti. Chaque geste, chaque pas est
                            problématique, héroïque. Saura-t-il même se laver les
                            mains ? En éprouver un plaisir naïf, délicieux, comme s’il venait
                            d’échapper au néant ? Et voici le Savon, un des ballets les
                            plus "fous" de Ponge, petit opéra baroque en ébullition, danse gaie.
  
                           Il n’y a
                            pas de petits sujets, ou plutôt la moindre chose, la moindre syllabe, peuvent
                            nous transporter, d’un coup, dans des dimensions inconnues et paradisiaques. Le
                              Pré, le Verre d’eau... Bien entendu, Ponge a beaucoup médité
                            sur La Fontaine, et son ambition (la plus déconcertante, la plus à
                            contre-courant, et peut-être la plus actuelle) aura été d’arriver à des
                            condensations simples et mémorables, dictons, proverbes, moralités. Le vrai
  "post-moderne", en un sens, c’est déjà lui, Lautréamont et
                            Montesquieu mis sur le même plan, sans coupure, de même que Rimbaud et
                            Malherbe, Picasso et Chardin. Retour en arrière ? Néo-classicisme ?
                            Je m’en veux de l’avoir pensé lorsque nous nous sommes perdus de vue. Mais le
  "programme" de Ponge me paraît toujours juste : "Il faut
                            travailler à partir de la découverte, faite par Rimbaud et Lautréamont, de la
                            nécessité d’une nouvelle rhétorique. Et non à partir de la question que pose la
                            première partie de leur oeuvre." (My Creativ Method).
  
                           Cette
  "nouvelle rhétorique" (qui évoque souvent la tentative de Joyce)
                            donne naissance à des catégories décalées : la réson,
                            plus fiable que la raison (les mots d’abord, les idées ensuite), et l’objeu (l’homme encombré d’images et d’objets se
                            met à jouer, comme automatiquement, avec eux). Proust : l’imparfait de
                            Flaubert renouvelle davantage notre vision du monde de Kant. Le Soleil
                              placé en abîme, dans cette visée, est un des sommets de Ponge, son
  "grand œuvre" désespéré. Froidement, il n’a pas hésité à avouer ses
                            tâtonnements, ses divagations, ses délires, ses impasses. Il est bien le seul
                            poète à avoir démystifié l’inspiration poétique, à avoir osé montrer ses
                            brouillons. Les esquisses de Ponge : ses croquis, ses encres, ses
                            trouvailles de traits, ses répétitions acharnées.
  
                           Je pense
                            que, pour son tombeau, Ponge eût aimé de la musique : celle de Rameau.
                            Rameau : "L’artiste au monde qui m’intéresse le plus profondément."
                            (La Société du génie). "C’est la fronde du dix-huitième siècle
                            français qui a lancé, dans l’éther intersidéral, ce caillou.".
  
                           Cher
                            Francis Ponge, j’ai été frondeur à vos côtés lorsque cela était nécessaire,
                            nous avons écouté ensemble les attaques rythmées de Rameau, je vous laisse donc
                            la parole, que vous me permettrez simplement, selon la tradition, de
                            ratifier : "On allait, à travers Rameau et sa merveilleuse rigueur
                            dans la sensualité harmoponique, — vers Fragonard,
                            vers Sade, vers ce Mariage de Figaro où, dès les premières scènes,
                            grâce au travesti de Chérubin, l’on se trouve porté en pleine saison
                            paroxystique du libertin et du libertaire à la fois. "
  
                           Ainsi
                            soit-il.
                            
                           Philippe
                          Sollers Le
                            Monde du 09/08/88.
                            
                           
                             
                           
                             
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