Philippe Sollers Trésor d'Amour - Gallimard

                             

Philippe Sollers Trésor d'Amour

roman

 

 « On vit donc à Venise, Minna et moi, à l'écart. On ne sort pas, on ne voit personne, l'eau, les livres, les oiseaux, les arbres, les bateaux, les cloches, le silence, la musique, on est d'accord sur tout ça. Jamais assez de temps encore, encore. Tard dans la nuit, une grande marche vers la gare maritime, et retour, quand tout dort. Je me lève tôt, soleil sur la gauche, et voilà du temps, encore, et encore du temps. On se tait beaucoup, preuve qu'on s'entend.
 Les amoureux sont seuls au monde parce que le monde est fait pour eux et par eux. L'amour est cellulaire dans les tourbillons du hasard, et ces deux-là avaient une chance sur quelques milliards de se rencontrer à la même époque. Entre le français et l'italien, il y a une longue et bizarre histoire. Elle ne demande, avec Stendhal, qu'à s'approfondir. »

 

En folio, octobre 2012

 

 
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Sollers

Extrait

  Nuit après nuit, jour après jour, en rêve, la demande est insistante et pressante : il faut absolument terminer ce livre, le mener à bien, le livrer à l'extérieur pour le vérifier. Il faut. Le titre, Delta, est là depuis des années, je revois quand et comment il a surgi en mouvement devant moi, l'eau miroitante du Dorsoduro, à Venise, les lettres bleues sur fond blanc du grand bateau venant d'Alexandrie. Il était midi, les cloches sonnaient à toute volée, j'avais pris une sérieuse dose, l'horizon se mêlait à lui-même, c'était le splendide automne, et, une fois de plus, la grande certitude était là.

 

 

   C'est quoi « la grande certitude » ? Rien de particulier, le ciel en soi, le Graal. Pour que l'événement ait lieu, il faut, évidemment, un comble de fatigue, de découragement, d'angoisse, de dégoût, la morsure de mort habituelle, le coup de l'abîme. Tu te traînes, tu rampes, tu multiplies les erreurs, tu as mal partout, tes yeux fondent. Pas d'issue, torrent d'oubli, non-sens général. Et puis soleil, et puis ça va.

 

 

   Ainsi, ce dimanche-là, l'admirable et élégant Delta fendait l'eau, remorqué par le Pardus, avec ses voyageurs massés sur les ponts dans la lumière et le tintamarre des mouettes et des cloches. En ce temps-là, si je me souviens bien, ma vie était un enchantement durable. Des heures de trous noirs, mais elles rendaient le soleil plus fort. Comme le dit Lancelot en train de chanter et danser dans la grande prairie aux quatre pins : « Qu'il fait bon garder ses amours ! » Au diable les affaires, les costumes, les dates. La bonne folie nous convient.

 

 

   Les mots « trésor », « amour » appartiennent spontanément au vocabulaire amoureux, ils sont prononcés un milliard de fois par jour dans toutes les langues, sous toutes les latitudes, et fleurissent sans cesse sur les lèvres des mères et des grand-mères qui adorent leurs enfants et petits-enfants, surtout mâles. À l'instant l'une d'elles me téléphone : elle est avec son petit-fils de trois ans dans un parc de Paris, et je l'entends toutes les dix secondes s'inquiéter de son équilibre, « Trésor attention !», « Amour, non, reviens ! », mots chantonnés de façon gracieuse. Tous les téléphones portables de la planète, même ceux qui n'ont rien à cacher, sont remplis de ces murmures, chastes ou pas. L'humanité s'en défend, mais elle est passionnée et pudique. Elle rougirait de dévoiler son intimité : « Chéri », « Chérie », « Amour ! », « Trésor ! » Qui s'exprimerait ainsi au-dehors, sauf affectation théâtrale, sombrerait vite dans le ridicule, mais tout va bien s'il s'agit de bébés par définition charmants. Vous imaginez aujourd'hui un roman ayant pour titre Trésor d'Amour ? Ça paraîtrait grotesque, on ne l'ouvrirait qu'en cachette.

 

 

   En trois siècles, on est donc passé du refoulement et de la sublimation religieuse au libertinage, du libertinage à la passion romantique, de là à la pudibonderie, de là encore à la prolifération sexuelle et pornographique, avant de retourner, via la maladie et la technique de reproduction, au refoulement ordinaire et originaire qui revient, chaque fois, au point mort. La boucle est bouclée, le spectacle achevé, il est temps d'en tirer les conséquences. Tous les éléments précédents peuvent concourir à une unité supérieure ayant la profondeur intérieure comme objet. Sérieux, pudeur, liberté, dévoilement, délire, cœur, goût, délicatesse, crudité, œil clinique, plaisir, retrait. Le temps est un trésor, et, pour l'ensemble de l'aventure, on garde le mot si controversé d'amour.

   Minna, trésor d'amour.

 

 

   Il y a plusieurs Venise, mais la plus dérobée et la plus secrète est la mienne depuis toujours. Je revois la petite boutique aujourd'hui disparue à droite, sur le Campiello Barbaro, basse, sombre, étroite, derrière la fontaine coulante, venue d'on ne sait où et maintenue on ne sait comment, bric-à-brac en tout genre, meubles anciens, cartes, miroirs, vieux livres, bijoux, avec son nom, impensable en français mais bel et bien là en italien, en lettres dorées à peine lisibles : Tesoro d'amore. Drôle de trésor, accumulations et entassements d'histoires, au moins cent petits romans. On passe un matin par là, Minna et moi, les deux bagues sont là, en vitrine, sur un coussin rouge, elles s'offrent avec une telle évidence qu'on entre. Le type, à l'intérieur, dans un coin, doit avoir 120 ans ou peut-être 6 000, il somnole dans un grand fauteuil, même pas dans l'attente d'une clientèle d'ailleurs improbable, vu la vétusté du lieu qui doit rejeter les rares touristes égarés par là. Je montre les deux bagues au type à moitié endormi, deux serpents d'or entrelacés, petit doigt pour Minna, index pour moi, sûrement une fortune. Le type n'ouvre même pas les yeux, il fait un geste de la main droite qui veut dire « je m'en fous, vous voyez bien que je ne suis plus là, prenez et partez », et on se retrouve dehors, il n'y a personne, j'ai laissé pas mal d'argent près du vieux, tout cela comme en rêve, avec le plus grand naturel, tesoro, amore, trésor, amour. Les deux bagues qui, comme l'indiquent deux minuscules étiquettes, ont été conçues pour un homme et une femme de la fin du 16e siècle, brillent maintenant sur nos deux mains gauches. De qui venons-nous de prendre la place ? On ne sait pas.

 

 

   Récemment, pendant qu'une crise financière énorme secouait les banques mondiales, une information étrange est passée inaperçue. Des archéologues grecs venaient de découvrir une épée de quatre-vingt-quatorze centimètres, à poignée d'or, datant du 12e siècle avant  notre ère. Elle était là, au repos, dans une tombe mycénienne. Vingt mille milliards de dollars partis en fumée d'un côté, une épée à poignée d'or de l'autre, choc des siècles, Bourse en folie, raccourci.

   Beaucoup de choses ont lieu, très peu sont à l'œuvre, et pourtant, malgré l'intense brouillage social, des angles nouveaux se font jour. Autre information inaperçue : celle qui concerne l'acoustique des grottes ornées préhistoriques. Là où il y a peinture, il y a maximum de son, au point qu'un simple « om », près des niches très décorées, fait gronder l'ensemble de la grotte. Dans plusieurs sites explorés, le nombre de peintures augmente d'une salle à l'autre avec le nombre d'échos. J'ai eu, très jeune, cette expérience à Lascaux : un son immense, en même temps que la chevauchée des animaux libres.

 

 

   Les hommes du paléolithique chantaient lors de leurs cérémonies. Les peintures des grottes sont souvent exécutées dans des endroits presque inaccessibles, certaines salles étant situées à plusieurs kilomètres à l'intérieur. Cette peinture d'action devait servir de lien rituel entre le monde physique et les forces invisibles. S'il est inspiré, le voyageur du temps le ressent.

 

 

   Mais il y a mieux: le son, dans les cavernes était d'abord une boussole. Dans l’obscurité souterraine,  l'éclairage était faible et les torches inutilisables dans les boyaux. On se servait donc du son comme d’un sonar pour se déplacer et s'orienter. La voix allait et revenait, déchiffrant l'espace. Très souvent, il suffit de suivre la direction de la meilleure résonance pour arriver aux peintures. L'oreille sait où elle a quelque chose à voir. Ainsi, les points d'ocre, à l'intérieur des boyaux, correspondent au maximum de résonance. Voilà le chemin, et, au fond, quand on écrit, c'est pareil.

 

 

   On avance à tâtons, à l'aveuglette, on envoie la voix, elle résonne, elle fait parler le roc, on allume, et c'est aussitôt la féerie des bisons, des chevaux, des bouquetins, des cerfs,  la splendeur du monde en couleur. On entend d'abord, on voit ensuite. La peinture n'est pas une image, mais une sculpture en mouvement dans le son. Le mugissement spirituel de Lascaux traverse la terre et la roche, et c'est le ciel de la chasse, la sauvagerie ultra délicate de l'air. Ma voix devient un opéra d'avant le Déluge, et dans le puits sacré, là-bas, près d'un bison blessé, un homme à tête d'oiseau affronte la mort.

   Je ne suis pas ressorti le même de cette plongée. J'avais volé non pas le feu mais le son. Grand vertige, souffle intense. Un truc à la Jonas, de profundis clamavi. Ma main, un instant posée contre la paroi, m'entendait. Elle m'entend toujours.

 

 

   Quant au roman qui, au lieu de celui-ci, aurait dû s'appeler Delta, il a fini par se perdre dans un flot imprévu et ininterrompu de mémoire. Je voulais partir de la source à peine perceptible des fleuves, m'arrêter en montagne, étudier la naissance cachée de ces grands monstres incessants qui deviennent ensuite le Nil, le Niger, le Danube, le Rhin, les fleuves Bleu et Jaune, leurs entrées ramifiées, bien plus tard, dans les océans ou les mers. L'Amazone, pourquoi pas, sept mille kilomètres des Andes à l'Atlantique, avec ses trois mille espèces de poissons, ses dauphins, ses caïmans. J'ai commencé, j'ai vite renoncé, l'élégant et rapide Delta me ramenait toujours à Venise, cloches, mouettes, soleil.

  

 

   Il n'empêche : le mot delta, quatrième lettre de l'alphabet grec (daleth en hébreu), m'attire et me fascine encore. Je trouve amusant qu'un esprit aussi positiviste que Littré en donne la définition suivante : « Triangle entouré de rayons, dans lequel on dessine un œil ou les lettres hébraïques qui composent le nom de Dieu et qui, dans nos églises, est le symbole de la sainte Trinité. »

   C'était le bon vieux temps. Plus curieusement, un article d'un dictionnaire maçonnique a retenu mon attention. « Delta : selon certains auteurs, dont les sources restent invérifiables, nom d'une société secrète fondée en Egypte par des membres de l'expédition de Bonaparte, en 1798.»

 

 

   Mais enfin, à cause du roman vénitien avec Minna, Trésor d'Amour s'est imposé. L'idée est la même : confluence, convergence, débordement, synthèse, bouillonnement venu de partout, de l'enfance, des années lointaines, des villes, des campagnes, des pays traversés, des situations historiques, des glaciers disparus, des livres, des corps rencontrés, des vallées. L'entrée, à midi, du paquebot Delta dans Venise voulait dire que Venise, en soi, était ce delta. La rencontre avec Minna devait se produire.

 

 

 

   Minna Viscontini est née en 1973 à Venise. Son père, mort en 1989, était bibliothécaire à la Marciana, et sa mère, morte en 2003, professeur de piano au conservatoire Benedetto Marcello. Elle a été mariée deux ans à un banquier de Turin (« une erreur »), le temps d'avoir une fille, Clélia, qui a maintenant 5 ans. À 35 ans, elle est toujours professeur de littérature comparée à l'université de Milan. Sa spécialité est la littérature française, et, en réalité, un seul auteur : Stendhal. Elle a publié, en italien, un brillant petit essai sur les Souvenirs d'égotisme.

 

 

   Son prénom, donné par son père, vient de Stendhal, en pensant à « Mina de Vanghel », un bref roman qu'on trouve dans Le Rose et le Vert. Le deuxième n a été ajouté pour conjurer l'étrange folie de ce personnage. Le prénom de sa fille Clélia, vient de La Chartreuse de Parme. Minna, aussi, en écho à la Pamina de La Flûte enchantée de Mozart. Quant à son nom, il m'a fallu un certain temps pour en découvrir la légende.

 

 

 

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